Dire le vrai 1/3

À côté

À l’invitation de la villa réflexive à me pencher sur le thème « dire le vrai », j’écrivis en 2015, sous le nom de plume Hubert de Saussure, trois billets dont je reprends ici l’essentiel. #dire le vrai

Ces trois billets ont été remaniés et édités dans le livre Dire le vrai, Perspectives situées, sous la direction de Gilbert Willy Tio Babena, aux éditions science et bien commun.


Hubert, tu connais mon dilettantisme et surtout mon inclination à l’évitement. Ainsi est-elle saugrenue mon intention de rejoindre la villa réflexive, même en catimini, et qui plus est, pour un sujet – « dire le vrai » – me semblant éloigné au premier abord de la musique. Alors, te voilà prévenu cher ami, je partagerai quelques truismes et autres hors sujets, tous, objets de mes papillonnages. Non pas que je préfère le silence ou le mensonge, même s’il m’arrive d’y recourir, mais les à-côtés mis en regard questionnent aussi, à leurs manières.

Alors un écart et… le chemin se dérobe sous mes pas. Me voici glissant dans le puits. Inutile de résister, de s’agripper aux parois, la pente est trop raide. À quoi bon d’ailleurs.
Si le sous-sol de la villa est assez sombre, à l’étage, rien de tel. La lumière du salon est celle des salles d’étude. Les livres laissés par les précédents locataires sont précieux et nombreux. J’ai préféré apporter de la musique et une bouteille de tokay promise à Noémie. Le temps d’un mois de mai, nous allons partager les lieux et, comme elle, c’est pour moi la toute première fois. J’investirai d’abord la cave, Noémie, la galerie des masques. Pour me rassurer, j’ai pris tout simplement dans mon sac de voyage des sons et des voix qui me touchent et me suivent régulièrement ; des enregistrements pris sur l’étagère familière, le livret et la partition du Château de Barbe-Bleue de Béla Balázs et Béla Bartók.

Pour ce (se) « dire le vrai », cet opéra s’est facilement imposé comme un prétexte : dans ce château froid et obscur, où résonnent de profonds soupirs, les murs suintent des larmes de sang ; il y a ces sept grandes portes noires fermées, qu’une à une Judith ouvrira pour faire entrer le soleil et le vent ; sept clefs et sept portes dont chacune révélera son secret malgré les mises en garde d’un Barbe-Bleue résigné.

Alors, imagines-tu ? Un Barbe-Bleue qui résonne sous les voûtes solitaires de la cave avec, pour prologue, l’avertissement énigmatique d’un regös, ce barde chaman [1] d’une Hongrie perdue.

Haj regő rejtem / Sorti, sortilège
Hová, hová rejtsem / Où donc le cacherais-je ?
Hol volt, hol nem: kint-e vagy bent? / Eut-il lieu dehors ou dedans ?
Régi rege, haj mit jelent, / Ce vieux récit, qui le comprend,
Urak, asszonyságok? / Seigneurs et gentes dames ?

Im, szólal az ének. / On chante, et je vous vois,
Ti néztek, én nézlek. / Vous qui me voyez, moi.
Szemünk pillás függönye fent: / Le rideau devant nos yeux se lève,
Hol a szinpad: kint-e vagy bent, / Sur la vérité ? sur le rêve ?
Urak, asszonyságok? / Seigneurs et gentes dames ?

(…) Nézzük egymást, nézzük, / Ce conte, c’est le nôtre,
Regénket regéljük. / Le mien comme le vôtre.
Ki tudhatja, honnan hozzuk? / D’où qu’il vienne, il nous émerveille.
Hallgatjuk és csodálkozzuk, / Ouvrons bien grandes nos oreilles,
Urak, asszonyságok. / Seigneurs et gentes dames.(…) [2]

« Hol volt, hol nem » est l’équivalent de notre « Il était une fois » et qui, traduit littéralement, correspond à la formule traditionnellement utilisée en ouverture des contes hongrois : « Il était une fois, une fois il n’était pas. »
P. Unwin et C. Lamarque traduisent « kint-e vagy bent ? » par « dehors ou dedans ? » dans la première strophe et par « Sur la vérité ? Sur le rêve ? » dans la deuxième… pour la rime. Dans les différentes traductions rencontrées, c’est la proposition « dehors ou dedans ? » qui est généralement retenue dans chacun des cas.

Cette incantation renvoie à un monde lointain dans lequel le conte – dans la perspective d’une révélation – nous délivre un secret. Un secret qui nous est dévoilé, porte après porte.

Devrons-nous répondre aux questions ? Où sommes-nous ? À quoi assistons-nous ? Est-ce dehors ou bien dedans ? Dans le réel ou dans le rêve ? Les questions posées par le barde tiennent du tour de bonimenteur : faire diversion en portant l’attention de l’auditoire sur la main gauche pendant que l’autre main opère la manipulation. Oyez oyez bonnes gens, soyez attentifs, mais surtout croyez à mon histoire. Nous sommes au théâtre. Un théâtre du merveilleux et de l’effroi. Je suis dupé, je le sais et je suis consentant avec volupté. Je veux être, et à distance, et à proximité, tout à la fois. Je sais que tu me racontes des histoires, mais je veux aussi que le merveilleux et l’effroi soufflent sur ma nuque.

[Prologue dit par Tamás Jordán, le regös (barde), dans la version dirigée par György Selmeczi en 2005]

D’abord parce que cette langue m’est étrangère, je goûte l’exotisme mystérieux de son intonation, de sa scansion. (Lors de la représentation parisienne de 2007, dans la mise en scène de La Fura dels Baus, le prologue était dit en français, par Maurice Bénichou en voix off.) Ce prologue sonne aussi à mes oreilles comme une parole rendue érotique par le pouvoir physique de la voix, le grain de la voix, « le corps anonyme de l’acteur dans mon oreille : ça granule, ça grésille, ça caresse, ça rape, ça coupe : ça jouit. » [3]

Pour prolonger le plaisir, jouissons encore mon ami, à l’écoute de cet autre grain au pouvoir d’envoûtement, celui de la voix impavide d’Alain Cuny disant Épitaphe de Gérard de Nerval.

« Il voulait tout savoir mais il n’a rien connu. »

Avec ces deux voix résonnantes de Tamás Jordán et d’Alain Cuny, je réalise combien le dire donne toute la force du saisissement au dit.

— Premiers accords du drame… déjà monte la flamme… (le barde)
— Nous sommes arrivés. Regarde : Voici le château de Barbe-Bleue.

(premières paroles chantées après le prologue, Barbe-Bleue à Judith)

Et ce qui suit advient !


[Extrait du Château de Barbe-Bleue de Balázs et Bartók, avec Willard White, Béatrice Uria-Monzon et l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sous la direction musicale de Gustav Kuhn, dans une mise en scène d’Alex Ollé et Carlos Padrissa de La Fura dels Baus, au Palais Garnier en 2007]

Je m’éclipse sur la pointe des pieds à l’ouverture de la première porte et t’embrasse bien affectueusement.

À toi.


[1]

à propos du langage et de la magie : « Dans certaines sociétés, (…) le langage a le pouvoir de rendre vrai ce qu’il affirme être vrai. (…) La narration elle-même possède un certain pouvoir : répéter le mythe, c’est y participer (…) De plus, l’arrangement rythmique des mots, les allitérations, les assonances, les rimes, de savantes combinaisons destinées à charmer et à bercer l’oreille, concourent à activer les pouvoirs du langage, tout comme le recours à une musique d’accompagnement. Ses propres instruments une fois découverts, il est bien peu de chose que la volonté n’aspire à accomplir grâce à la magie. » Thomas M. Greene, Poésie et magie, dans Vérité poétique et vérité scientifique, PUF, 1989, p. 65

[2]

texte traduit du hongrois par P. Unwin et C. Lamarque

[3]

R. Barthes, Le plaisir du texte, éditions du Seuil, 1973, p. 105


réponse de Hubert T.

« Toujours il sautait à côté mais se retrouvait au centre. »
« L’on ne tombe toujours que dans le puits, jamais à côté. »
Proverbes d’à côté

Hubert,

Voulant croire à une invitation de ta part, je me suis permis d’entrer par une porte dérobée. Oh, je n’ai pas vu la cave et n’ai fait qu’apercevoir Noémie dans la galerie ; l’espace était étrange et l’on y voyait double puis triple puis y perdions l’esprit dans un délicieux vertige. Maintenant, je ne sais trop où je suis, ce qui m’est assez agréable à vrai dire. Et puis, je me rassure en notant que les murs sont secs.

Mais revenons Hubert à tes propos. Ainsi nourris-tu une relation ambiguë avec ce barde. Que parles-tu de théâtre, de bonimenteur et de duperie ? Nous ne cessons de nous duper nous-mêmes en s’entichant et s’attachant à de prétendues vérités bien estimables, confortables mais discutables. La fiction ne serait-elle pas bien au contraire un remède au déni, un dissolvant de la duperie. Je sens bien que nous partagerions le même avis si j’étais plus clair ; mais enfin, j’ai pour excuse d’être dans une pièce sombre et pour cette raison même, de peiner à trouver mes mots.

Puisqu’il s’agit de dire la vérité, ma dernière lecture m’apparaît bien opportune. J’ai apporté l’ouvrage, et le laisserai en partant près du pot de fleur, en espérant que quelqu’un s’en empare avant qu’il ne pleuve. Cet ouvrage est Braises de Sándor Márai [a]. J’avais d’abord pensé revenir sur ces pages où l’auteur cherche à savoir, sans trop savoir comment. [Je prends garde de ne pas trop en dire afin de ne pas gâcher la lecture de ce texte envoûtant. Que les lecteurs me pardonnent si ici j’échoue.] Il dit en effet quelque part :

« There is such a thing as factual truth. This and this happened. […] And yet, sometimes facts are no more than pitiful consequences, because guilt does not reside in our acts but in the intentions that give rise to our acts. Everything turns on our intentions. »

Rien de bien nouveau confesse-t-il aussitôt. Mais l’apparent renversement quelques pages plus tard est édifiant.

« At the very end, one’s answers to the questions the world has posed with such relentlesness are to be found in the facts of one’s life. Questions such as : Who are you?…What did you actually want? … What could you actually achieve? At what points were you loyal or disloyal or brave or a coward? And one answers as best one can, honestly or dishonestly ; that’s not so important. What’s important is that finally one answers with one’s life.»

Les actes ne sont-ils que de pitiful consequences pour au final être ce qui constitue la réponse la plus significative aux questions qui nous sont posées ? Je sais bien que je joue avec les mots ; il y a actes et actes, petites mesquineries et grandes escroqueries, défis insignifiants et exploits légendaires, infime bonne action et la dévotion d’une vie. Et puis, si certains actes singuliers sont souvent déterminés par les contingences de notre monde, la prétendue stabilité de notre caractère devrait toutefois, dans la durée et en dépit de ces contingences, pouvoir imprimer quelque marque de fabrique à notre existence. Mais en recherchant ces pages, je suis tombé sur cet autre fait qui m’a marqué.

Sans trop en dire, en voici l’essentiel : lors de leur voyage de noce qui durera un an, l’épouse entreprend la rédaction d’un carnet, intime, mais dont elle offrira à son mari la possibilité de le lire à chaque instant. Le carnet sera à cet escient laissé en un lieu connu d’eux deux. J’ai instinctivement pensé que l’initiative était bien plus envoûtante qu’effrayante.

«For your see, this confidential little book which we do not discuss – we are each a little ashamed in front of the other about this silent confidence we share – is like a declaration of love that repeats itself again and again. Such things are hard to discuss.»

Cette double conversation doit être délicieuse sinon source de schizophrénie partagée par deux acteurs, de quadriphonie en quelque sorte. Mais l’auteur de rompre le charme aussitôt :

«[…] it was only later, much later, […] that I understood that one only prepares oneself so consciously to confess, to hew to the utmost honesty, if one knows that one day there will actually be something that requires confession […]. Later I understood that someone who flees into honesty like that fears something, fears that her life will fill with something that can no longer be shared, a genuine secret, indescribable, unutterable.»

Fuir dans l’honnêteté en se révélant, dire le vrai et se préparer ainsi à trahir. Aussi préféré-je me taire et te quitter ici à petits pas, sur le côté, comme tu le faisais tantôt.

Je t’embrasse,

Hubert

[a]

Sándor Márai, A gyertyák csonkig égnek. Je ne dispose que de la traduction anglaise de Carol Brown Janeway. De nombreuses traductions françaises existent. Le titre de la traduction anglaise proposée est Embers.


réponse de Hubert de H. à Hubert T.

Hubert,
Je te remercie pour ton passage réconfortant et ta contribution éclairée.
J’ai récupéré Les Braises de Sándor Márai, dans sa version traduite en français par Marcelle et Georges Régnier (Livre de Poche, Albin Michel) et attends encore quelques semaines plus favorables pour prendre le temps de m’y plonger. Mais déjà m’intrigue l’idée de cette entreprise d’écriture d’un journal intime destiné à être lu à discrétion, par un autre autrement intime. Dans Le Château, la psyché de Barbe-Bleue est présentée comme une vérité enfouie qui, révélée, conduit à la catastrophe avec un retour aux ténèbres. Qu’en est-il des réflexions couchées dans le cahier des Braises ? La lecture du roman me donnera peut-être la réponse.
J’allais oublier : tes deux proverbes d’à côté m’ont réjoui, surtout le troisième.
Te quitte sans me préparer à trahir et te bise bien amicalement.

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