Dire le vrai 3/3

Comment te dire ?

À l’invitation de la villa réflexive à me pencher sur le thème « dire le vrai », j’écrivis en 2015, sous le nom de plume Hubert de Saussure, trois billets dont je reprends ici l’essentiel. #dire le vrai

Ces trois billets ont été remaniés et édités dans le livre Dire le vrai, Perspectives situées, sous la direction de Gilbert Willy Tio Babena, aux éditions science et bien commun.


Cher Hubert, le sussuré-je dans le creux de l’oreille ? Recto tono ou vocalisé ? Le crié-je à la cantonade ou le balbutié-je sur tous les tons.

— Idejöttem, mert szeretlek. / Je t’ai suivi parce que je t’aime
— Itt vagyok, atied vagyok. / Ici je suis à toi, je suis à toi
— Most már vezess mindenhová, / Révèle-moi tous tes secrets,
— Most már nyiss ki minden ajtót ! / Donne-moi la clé de chaque porte.

— Váram sötét töve reszket, / Mon château tremble de toutes parts,
— Bús sziklából gyönyör borzong. / Les portes des oubliettes s’entrouvent ;
— Judit, Judit, ! Hűs és édes, / Judith, Judith, il est doux le sang
— Nyitott sebből vér ha ömlik. /Qui sourd des fraîches blessures. [1]

(Judith puis Barbe-Bleue, à l’ouverture de la deuxième porte du Château de Barbe-Bleue de Béla Balázs et Béla Bartók)

Après l’adresse parlée du barde au spectateur, comment Bartók choisit-il de dire le dit de Balázs ? Quelle option le compositeur prend-il pour faire entendre le livret ? Quelle place donne-t-il à la fois au chant et aux paroles, à ce qu’ils disent, à ce qu’ils sous-tendent et sous-entendent ? Passées les rapides fanfares de trompettes et de cors, « la serrure claque » et…

[Ouverture de la deuxième porte du Château de Barbe-Bleue de Béla Balázs et Béla Bartók avec Katalin Kasza (Judith), György Melis (Barbe-Bleue) et l’Orchestre Philharmonique de Budapest sous la direction de János Ferencsik, en 1970]

… la porte s’ouvre découvrant une ouverture jaune rougeoyante, sombre, inquiétante. (…)

Que vois-tu ?
Des milliers d’armes aiguisées, des milliers d’armes effrayantes
Ma salle d’armes, Judith [1]

Pas d’ornementation et de vocalise, pas de performance belcantiste, pas d’acrobatie vocale ou d’explosion de la ligne mélodique, à chaque syllabe une note, à chaque strophe du poème une courte phrase musicale. La figure du chanteur virtuose s’efface pour laisser la place au personnage et dire la vérité du drame. Le travail d’écriture vocale de Bartók s’appuie sur l’octosyllabe de vieilles ballades hongroises repris par le poète, sur la prosodie du magyar et sur ses caractères mélodiques et rythmiques, en « rend(ant) musicale l’inflexion naturelle de la voix » [2].
La prosodie d’un parler « naturel » ajouterait-il un pouvoir de vérité à la musique ?

Cette écriture vocale avec le mot, la phrase et le sens inscrits dans la courbe mélodique est dans l’esprit du récitatif mélodique d’un Pelléas et Mélisande composé, vingt ans plus tôt, par Claude Debussy.

[La mort de Pelléas, acte IV de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, par Magdalena Kozena (Mélisande), Jean-François Lapointe (Pelléas) et Laurent Naouri (Golaud) et l’Orchestre national de France sous la direction de Bernard Haitink, dans la mise en scène de Jean-Louis Martinoty]

Bartók, qui n’avait pas encore écrit de mélodie pour la voix, reconnaissait dans une lettre au compositeur Frederick Delius, sa difficulté à mettre ce texte en musique. Il trouvera une partie de la réponse dans son étude de la musique paysanne hongroise. Ce travail spécifique sera un des moteurs de sa créativité, autant pour les rythmes que pour les modes. Lorsque l’opéra sera repris des années plus tard en 1924, Béla Bartók demandera qu’un soin particulier soit apporté à l’interprétation des passages « parlando » :

« Jusqu’ici, j’ai partout fait l’expérience que les chanteurs veulent exécuter les passages « parlando » (…) en rythme fixe (tempo giusto). C’est pourquoi j’attire votre attention sur le fait qu’une telle conception serait complètement fausse, il doit régner de bout en bout une sorte de sprechgesang. » [3]

Bartók (à moins que ce ne soit le traducteur) utilise ce terme de sprechgesang dans un sens bien différent de celui précisé par Arnold Schoenberg douze ans plus tôt.

L’année suivant l’écriture du Château de Barbe-Bleue, le Pierrot lunaire d’Arnold Schoenberg ouvrira une nouvelle voie avec l’utilisation du sprechgesang, de la « mélodie parlée », ce style de récitation dont il ne faut pas croire que le texte doit être parlé « de manière réaliste et naturelle ». La vérité du Pierrot n’est ni dans le réel, ni dans la nature, mais dans un entre, tout autre.

[Pierrot lunaire, op. 21 (1912) d’Arnold Schoenberg, mélodrame pour une voix et petit ensemble sur des poèmes d’Albert Giraud traduits par Otto Erich Hartleben, Kiera Duffy (voix), Mathieur Dufour (flûte traversière), J. Lawrie Bloom (clarinettes), Robert Chen (violon et alto), John Sharp (violoncelle) et Pierre-Laurent Aimard (piano) sous la direction de Cristian Macelaru.]

Le Pierrot lunaire est une commande de la « diseuse » de cabaret berlinois, Albertine Zehne, comédienne et ancienne chanteuse wagnérienne. Un Pierrot écrit sur mesure !
Si te venait l’idée cher ami – ce qui me ravirait – de me raconter tes prochaines lectures en sprechgesang, je te conseille la préface du Pierrot Lunaire, écrite par Schoenberg à l’intention des interprètes. Souviens-toi de ne pas parler de manière réaliste et naturelle et que ton chant ne ressemble pas au chant.

« La mélodie indiquée dans la partie vocale à l’aide de notes, sauf quelques exceptions isolées spécialement marquées, n’est pas destinée à être chantée. La tâche de l’exécutant consiste à la transformer en une mélodie parlée en tenant compte de la hauteur de son indiquée. Ceci se fait :

1. En respectant le rythme avec précision, comme si l’on chantait, c’est-à-dire, sans plus de liberté que dans le cas d’une mélodie chantée.

2. En étant conscient de la différence entre note chantée et note parlée : alors que, dans le chant, la hauteur de chaque son est maintenue sans changement d’un bout à l’autre du son, dans le Sprechgesang, la hauteur du son, une fois indiquée, est abandonnée pour une montée ou une chute, selon la courbe de la phrase.

Toutefois, l’exécutant doit faire très attention à ne pas adopter une manière chantée de parler. Cela n’est pas du tout mon intention. Il ne faut absolument pas essayer de parler de manière réaliste et naturelle. Bien au contraire, la différence entre la manière ordinaire de parler et celle utilisée dans une forme musicale doit être évidente. En même temps, elle ne doit jamais rappeler le chant. »

Près de cinquante ans plus tard, les mots sont éparpillés façon puzzle avec la Sequanza III de Luciano Berio. Un puzzle qui tire ici ses vocalises de l’histoire de l’opéra italien et avant lui des mélismes du chant grégorien ; qui tire ses raclements de gorge, halètements et claquements de langue, de la voix archaïque ; ses chuchotements, susurrements, murmures et rires, du geste théâtral. Un puzzle et une corporéité de la voix qui mettent de côté la dimension sémantique du langage. Mais quelle théâtralité avec ses « ombres de signification ».

« ravager le texte »

[Sequanza III pour voix (1965) de Luciano Berio pour Cathy Berberian (interprète de cet enregistrement)]

« La voix porte toujours en soi un excès de connotations. Du bruit plus insupportable au chant plus exquis, la voix signifie toujours quelque chose, renvoie toujours à quelque chose d’autre que soi et crée une gamme très vaste d’associations. [4] Dans Sequenza III j’ai essayé d’assimiler musicalement beaucoup d’aspects de l’expérience vocale quotidienne, même les plus triviaux, sans renoncer pourtant à des aspects intermédiaires et au chant proprement dit. Pour contrôler un ensemble si vaste de comportements vocaux il était nécessaire de fragmenter et, au moins en apparence, de ravager le texte, pour en pouvoir récupérer ensuite les fragments sur des différents plans expressifs en les recomposant comme unités musicales et non plus linguistiques. Le texte devait donc être homogène et ouvert aux exigences du projet, qui consiste, dans ses lignes essentielles, à exorciser l’excès de connotations et à le composer en unité musicale. Ceci est le court texte « modulaire » écrit par Markus Kutter pour Sequenza III :

Give me a few words for a woman
to sing a truth allowing us
to build a house without worrying before night comes

Dans Sequenza III l’accent est mis sur le symbolisme sonore des gestes vocaux et parfois visuels, et sur les « ombres de signification » qui les accompagnent, sur les associations et les conflits qu’ils produisent. Pour cette raison, Sequenza III peut être considérée comme un essai de dramaturgie musicale dont l’histoire, en un sens, est le rapport entre la soliste et sa propre voix. »
Luciano Berio [5]

En 1993, un des élèves de Luciano Berio, le compositeur Steve Reich crée, avec la vidéaste Beryl Korot, The Cave dont l’ensemble instrumental reprend la prosodie des voix parlées, au plus près, en la soulignant. « L’idée était de faire voir et entendre des gens s’exprimant sur une bande vidéo et simultanément doublés sur scène par les musiciens… » [6] La parole enregistrée, extraite d’interviews vidéos, est découpée et répétée pour constituer un matériaux sonore musical. Elle devient chant. Elle devient même transe et incantation avec la répétition des fragments de phrases en boucles et les trois heures que dure cet opéra.

La musique en « doublure » de la parole

[Extrait de The Cave (1993) de Steve Reich et Berryl Korot, par l’Ensemble Modern et Synergy Vocals, sous la direction de Jonathan Stockhammer, en 2011 à Musica Strasbourg]

S’inspirant du travail de Steve Reich, Christophe Chassol crée ce qu’il appelle des « ultrascores » ou des « harmonisations du réel ». Après des discours de Barack Obama ou un entretien avec Meredith Monk, Chassol a « harmonisé » le discours de Christiane Taubira du 29 janvier 2013 sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe.

Waouh… et glou et glou et glou (dernière gorgée de tokay partagée avec Noémie)
Tra la la la lère. Et hop ! Bing ! Héhé… Taratata !
Youpiii
Blablabla… Gné ? Urf Hummm ! Haha…
Patati & patata… ZZZzzzzz Rrrr Zzz
Pschitt Tss
Oupla

[Stripsody (1966) de et par Cathy Berberian]

[extrait de la partition de Stripsody de Cathy Berberian. Les illustrations sont de Roberto Zamarin]

Tagada tsoin-tsoin
Et pour la chute ? Chuuut…

Smack

p.s. Dis, quand viendras-tu faire des bulles, des Wip ! des Clip ! Crap ! des Bang ! des Vlop et des Zip ! Shebam ! Pow ! Blop ! Wiz !

Ainsi, Serge était-il un admirateur de Cathy.

[Comic Strip (1967) de Serge Gainsbourg par Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot en 1968]

[1]

traduction de P. Unwin et C. Lamarque

[2]

Zoltán Kodály à propos de l’écriture de Bartók pour le Château de Barbe-Bleue

[3]

B. Bartók, Musique de la vie, trad. de Philippe Alexandre Autexier, Stock Musique, 1980, p. 47

[4]

Je ne boude pas mon plaisir en te proposant l’écoute de extrait de l’album 666 (1972) des Aphrodite’s Child. Irène Papas exulte sur les paroles de Kostas Ferris et la musique de Vangelis. « I was, I am, I am to come, I was ».

[5]

lucianoberio.org

[6]

Citation de Steve Reich extraite du programme de salle du 23 septembre 2011, Musica Strasbourg

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