La mort n’en saura rien

« Dans la forêt profonde et ancienne, la nuit était silencieuse. »

Le crépuscule glisse déjà sur la ville. Il n’est pas encore 17 heures et nous suivons le flot dense de voitures qui converge vers Enskede au sud de Stockholm. Pour ce week-end de la Toussaint, nous sommes nombreux à nous rendre à Skogskyrkogården, le cimetière boisé. En famille ou entre amis, certains viennent se recueillir devant la sépulture d’un proche. Ils allument et déposent sur le sol herbeux une bougie blanche, plus rarement une rouge. C’est un parterre de lumières qui scintillent dans la nuit. Beaucoup d’autres comme nous tiennent à suivre la coutume de Alla helgons dag, le jour de tous les saints, et déambuler ainsi dans la forêt de grands pins entre les pierres tombales éparses, fascinés par la lumière de milliers de flammes vacillantes.

Avec les enfants, tout à la fois fébriles et excités par cette sortie nocturne au cimetière, nous portons nos pas en silence à travers le bois sombre de conifères, puis plus avant, sur la vaste prairie vallonnée à l’orée d’un bois de bouleaux. Plus tard, empruntant un escalier à pas d’âne, nous levons le regard vers les ombres mouvantes d’une futaie d’ormes. Notre progression dans l’obscurité aiguise nos sens. Nous sommes tout surpris de percevoir des odeurs familières de vanille et de lichen, ou ce qui y ressemble. Le tertre enfin gravi, apparait un parterre de lanternes incandescentes qui embrasent ce havre de nature voué à la contemplation. Les enfants restent muets. Nous, tout comme eux.

« La lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs – c’est sous cette forme que choisissent de se faire connaître les choses les plus importantes de la vie. Il n’est pas facile de surprendre la lueur infiniment douteuse, ni d’en comprendre le sens. Cette lueur est la lumière clignotante de l’entrevision dans laquelle le méconnu soudainement se reconnaît. Plus impalpable que le dernier soupir de Mélisande, la lueur mystérieuse ressemble à un souffle léger… »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. Tome 2. La méconnaissance. Le malentendu, Seuil, 1981

Chemin faisant dans la pénombre, aucun d’entre nous n’apercevra ni n’entendra, cette nuit-là, de lièvres, d’écureuils ou de renards, ni même de grands corbeaux, de gros-bec casse-noyaux et d’autours des palombes. Il paraît pourtant qu’ils vivent ici, à Skogskyrkogården, entre les peupliers argentés, les saules et les frênes pleureurs. Mais cela, la mort n’en saura rien.

Skogskyrkogården

Dans la forêt profonde et ancienne, la nuit était silencieuse.

Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, Gallimard, 1972, p. 67

Le Skogskyrkogården de Stockholm est dessiné par les architectes Gunnar Asplund et Sigurd Lewerentz, entre 1917 et 1920. En décembre 1994, ce cimetière d’un peu plus de 100 ha, plus grand lieu d’inhumation de Suède, est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Le titre de ce billet reprend un vers de Guillaume Apollinaire extrait de son poème Funérailles. « La mort n’en saura rien » a été utilisé auparavant pour désigner la saisissante exposition conçue par Yves Le Fur et sous-titrée Reliques d’Europe et d’Océanie, au feu musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie à Paris, d’octobre 1999 à janvier 2000. L’exposition, novatrice et éclairante à bien des égards, présentait une collection de crânes parés de riches ornements, des « crânes-reliquaires » dont il nous était raconté qu’ils sont doués de pouvoirs d’intercession entre le monde des vivants et celui des morts. Ces métamorphoses ostentatoires sont sans doute à mettre en regard d’une autre relation possible, moins affectée celle-ci, avec l’au-delà, avec nos défunts et leur mémoire, en regard d’un lien plus intime sûrement, tel celui entretenu au Skogskyrkogården de Stockholm.

Plantez un romarin
Et dansez sur la tombe
Car la morte est bien morte
C’est tard et la nuit tombe

Dors bien dors bien

C’est tard et la nuit tombe
Dansons dansons en rond
La morte a clos ses yeux
Que les dévots prient Dieu

Dors bien dors bien

Que les dévots prient Dieu
Cherchons-leur des prie-Dieu
La mort a fait sa ronde
Pour nous plus tard demain

Dors bien dors bien

Pour nous plus tard demain
Plantons un romarin
Et dansons sur la tombe
La mort n’en dira rien

Dors bien dors bien

La mort n’en dira rien
Priez les dévots mornes
Nous dansons sur la tombe
La mort n’en saura rien

Dors bien dors bien

Guillaume Apollinaire, Funérailles, in Le Guetteur mélancolique, suivi de Poèmes retrouvés, Gallimard, 1970 [1952], pp. 89-90.


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