À l’invitation de la villa réflexive à me pencher sur le thème « dire le vrai », j’écrivis en 2015, sous le nom de plume Hubert de Saussure, trois billets dont je reprends ici l’essentiel. #dire le vrai
Ces trois billets ont été remaniés et édités dans le livre Dire le vrai, Perspectives situées, sous la direction de Gilbert Willy Tio Babena, aux éditions science et bien commun.
Je titube, me retiens et m’adosse au mur proche. Mes bras s’y agrippent. Mes paumes cherchent un soutien, mais je crois que mon corps tout entier, englouti par la muraille mouvante, s’enfonce et s’enfonce. Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour savoir que je suis seul dans cette salle muette. Noémie aura sans doute rejoint sa chambre à l’étage, à moins qu’un voile magique ne me la rende invisible. Je ne perçois que le souffle de l’air dans mes poumons – je respire fort – , que le battement de mon cœur et le sang qui glisse et file dans les veines et les artères. Un long sifflement dans le crâne. La chambre sourde se referme.
Mon corps devient plus bruyant que jamais ; un corps sonore ; un corps qui disparaît enfin dans cette paroi constellée de dièdres, comme des sons qui s’écrasent dans de la neige vierge. Un grondement tellurique s’approche et me happe de sa gueule grande ouverte. Me voici maintenant mâchonné dans un marmonnement haletant et joyeux.
[Qiarutsiaq, par Jinnie Innugark et Nellie Kakieaneot (Spence Bay, D. Harvey, 1980), extrait de Canada, Jeux vocaux des Inuit (Inuit du Caribou, Netsilik et Igloolik), Université de Montréal, Ocora.]
T’ai-je raconté, cher Hubert ? Nous avons, avec Noémie, mis les voiles vers un ailleurs invisible. Le tokay n’a pas suffi. Nous avons tournoyé comme des toupies, crié, exulté. Nous avons agité nos sonnailles et grelots aux chevilles, et le tonnerre a craché. Nous avons fait rugir les rhombes et les esprits ont hurlé. Nous avons ri, ri, mais ri. La mine suante et défaite, nous avons posé sur nos têtes des masques de carnaval. Une crinière à longue barbe hirsute de ficelle sombre sur celle de Noémie, des yeux tubulaires et un museau cabossé sur la mienne. Comme tous ces désordres de la nuit t’auraient plu. Un flûtiste, ou bien alors un hautboïste, caché, jouait une mélodie en mode phrygien ; tu sais, ce mode qui « rend les hommes enthousiastes » [1], ce mode si éloigné de ces « molles » harmoniques ioniennes ou lydiennes « faites pour les buveurs » [2]. Ô mélodies phrygiennes qui conviennent si bien aux chants orgiastiques, précipitez nous cul par-dessus tête au fond du puits de lumière ! Rythmes lancinants, ruptures et convulsions tétaniques. Nos danses avaient-elles le pouvoir de faire pleuvoir ou de faire germer le grain ?
(…) voici que l’obscurité s’écarte et que VIVRE devient, sous la forme d’un âpre ascétisme allégorique, la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n’exprimons qu’incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance.
Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime. [3]
Au petit matin, des odeurs de terre humide au printemps, la lumière de l’aube et son chant à sa suite :
[Din zori de zi si joc bărbătesc (mélodie de l’aube, suivie d’une danse virile) Gheorghe Tisalia, jouant de la flûte tilincă, enregistré à Rozavlea dans la région de Maramures. Din zori de zi appartient aux mélodies de l’aube pour les rituels des morts]
Notre entrée dans ce château de Barbe-Bleue aurait dû éveiller nos soupçons. Te souviens-tu de cette mélodie distribuée aux cordes graves en ouverture ? Bartók nous racontait qu’il l’avait collectée auprès de paysans. Cet air sombre, lorsque nous passâmes le seuil, t’en souviens-tu ? Tendons l’oreille, cette descente pentatonique empruntée à « une authentique ancienne musique populaire hongroise » est bel et bien propice à pénétrer dans l’obscurité des mondes enfouis.
[Premières mesures du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók]
Sur sa gamme pentatonique fa# – mi – do# – si – la, la ligne mélodique reprend les tétracordes phrygiens [4] propices aux enthousiasmes et aux orgies. À ce mode, ici défectif, ne manquent que les ré# et sol# pour entrer dans la transe.
À l’image d’un Balázs qui créa son livret, nous dit-il, « dans le langage et les rythmes des anciennes ballades populaires hongroises de Székely », Bartók trouva dans la musique paysanne récoltée par ses soins « un point de départ idéal pour une renaissance musicale ». [5] L’authentique musique populaire nichée dans les campagnes sera pour Bartók une matière sonore à renouveler le langage, à façonner une identité face à la domination de l’Empire austro-hongrois, à construire une authenticité.
Dès le début de notre exploration de la musique paysanne hongroise, nous étions plutôt surpris de l’absence presque totale des gammes majeures et mineures usuelles, notamment dans les mélodies populaires qui nous apparaissaient comme authentiques. À leur place, nous trouvions les cinq modes les plus courants dans la musique savante médiévale et, à côté d’eux, d’autres qui étaient absolument inconnus dans la musique modale, ainsi que des échelles dotées de caractéristiques qui semblaient orientales. (…)
Nous étions très attirés par les traits archaïques de ce style et, lorsque nous avons cédé à son influence, nous sommes remontés jusqu’au sixième ou septième siècle (…) On pourrait démontrer que ce vieux style rural a plus de quinze cents ans. [6]
Dans le cadre de ses recherches ethnomusicologiques, Béla Bartók sillonna la Transylvanie de 1910 à 1912 et en rapporta des enregistrements de chants et danses collectés dans les campagnes.
Les musiques de cet enregistrement sont à l’origine de ses Danses populaires roumaines (d’abord hongroises puis devenues roumaines en 1918) écrites pour piano, puis pour orchestre de chambre. Dans la version qui suit, certaines danses de Bartók alternent avec les airs d’origine interprétés sur instruments de tradition populaire.
Mais le costume de concert que vient d’endosser la musique dite « authentique », nous fait perdre maintenant les vertus performatives liées à sa fonction. La ronde fut plaisante, mais déjà nous quittons notre ailleurs englouti.
Dis-moi, cher Hubert, n’irons-nous plus au bois, aux champs et au cimetière en chantant ?
« Désormais plus rien que l’ombre… l’ombre… l’ombre… »
(Dernières paroles prononcées par Barbe-Bleue, avant que l’obscurité totale ne le fasse disparaître)
Aristote, dans La Politique
Platon, dans La République
René Char, Fureur et Mystère, Gallimard, Paris, 1962, p. 71
Les deux tétracordes phrygiens (ton, demi-ton, ton) sont reliés deux à deux par un ton.
Béla Bartók, Musique de la vie, Stock, p. 83
Béla Bartók, Conférences de Harvard (1943), dans Écrits, traduction de Peter Szendy, Contrechamps, Genève, 2006, pp. 297 et 302
* Le titre de ce billet est tiré d’un texte de Gÿorgy Ligeti trouvé dans le programme du concert du lundi 7 novembre 1994 au festival d’Automne à Paris, à propos de la pièce pour alto seul Hora Lungâ.
Hora Lungâ, évoque l’esprit de la musique populaire roumaine qui a fortement marqué mon enfance en Transylvanie, avec la musique populaire hongroise et celle des Tsiganes. Je ne compose cependant pas de folklore, et n’introduis pas de citations folkloristes : il s’agit plutôt d’allusions. Hora Lungâ signifie littéralement « danse lente ». Dans la tradition roumaine, il ne s’agit cependant pas de danse, mais de chansons populaires (dans la province la plus septentrionale du pays, celle du massif des Maramures, au cœur des Carpathes), nostalgiques et mélancoliques, à l’ornementation riche, qui ont une similitude frappante avec le cante jondo d’Andalousie et les musiques populaires du Radjasthan. Il est difficile de dire si ce phénomène est lié aux migrations tsiganes, ou s’il s’agit d’une ancienne tradition indo-européenne, diatonique et mélodique. Ce mouvement est intégralement joué sur la corde de do. [La corde grave de do donne à l’alto une âpreté singulière, compacte, un peu rauque, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tanin.] J’utilise ici les intervalles naturels (une tierce majeure juste, une septième mineure juste, ainsi qu’une onzième harmonique).